Il était une fois en Bolivie une petite ville nommée Ayata. Comme le Pérou est tout proche, on y parle le quechua autant que l’aymara qui est la langue du plus ancien peuple des Andes. Pas loin se trouve aussi cette Porte du Soleil qui, à 4’000 mètres d’altitude, s’ouvre sur Tiahuanaco, l’antique et fabuleuse cité mystique de l’empire originel des Incas, fondée, dit la légende « avant même la naissance du Soleil et des Etoiles » par le Dieu Vira Cocha.

C’est là encore qu’Orejona, mère de l’humanité, serait apparue, voilà quelque cinq millions d’années, si l’on en croit les inscriptions gravées au fronton de la Porte du Soleil. On prête aujourd’hui à ses descendants, les Orejones, les statues colossales de l’Ile de Pâques dont les grandes oreilles – à l’image de celles qui donnèrent leur nom à la caste supérieure des Orejones – sont l’un des traits caractéristiques de la Vénus de Tiahuanaco.

Berceau d’une civilisation, Tiahuanaco est aussi celui d’une musique. Celle que jouent Los Jairas qui demeurent, depuis sa fondation en juin 1966 à La Paz autour du Bolivien Edgar Yayo Joffré, le meilleur ensemble folklorique d’Amérique Latine. Ayata, le village où naquit la mère de Yayo Joffré, est aussi le centre d’un artisanat immémorial. C’est là, en effet, que, de génération en génération, l’on taille et l’on assemble la zampoña, la flûte de Pan indienne dont Yayo Joffré, entre autres instruments, joue en virtuose.

Aujourd’hui, plus de 35 ans après ses débuts, le groupe bolivien, avec à sa tête Yayo Joffré qui a toujours su s’entourer de très bons musiciens, continue de perpétuer cette nouvelle aventure. Nouvelle parce que, au contraire de trop de musiciens rivés à une musique figée et souvent galvaudée ici et là au gré des engouements et du snobisme, Yayo Joffré et ses compagnons ne sont retournés aux sources profondes du folklore des Andes que pour lui insuffler une vie, une ardeur et une âme où se fondent les antiques lois d’un art secret et la foi des hommes d’aujourd’hui. Car Yayo Joffré est d’abord un compositeur ; un compositeur contemporain ouvert, dans le respect de la tradition de son peuple, au monde changeant d’une musique vivante.

Si la richesse de la musique de Los Jairas réside dans la création et la recherche sonore toujours renouvelée, les instruments, eux, demeurent – à l’exception de la guitare, héritage des conquérants espagnols - conformes aux rites d’une facture millénaire. Ainsi en est-il du charango dont la caisse est constituée par la carapace d’un tatou, de la quena, flûte droite taillée dans un roseau, du bombo, tambour à peau de chèvre, de la tarka, flûte à bec taillée dans une pièce de bois massif, de la caja qui est un petit tambour ou encore de la zampoña, que Yayo Joffré découvrit tout enfant, façonnée par les mains cuivrées des artisans d’Ayata…

A ses débuts pourtant, Yayo Joffré se tourna d’abord vers le chant avec son premier groupe El Cuarteto de Oro. Ensuite, devenu musicien et compositeur reconnu, il est cependant toujours resté fidèle au chant. En 1966, il fonde à La Paz Los Jairas, qui ont décidé de faire connaître l’immense richesse d’un folklore extraordinaire et peu connu : la musique des Andes et plus particulièrement celle de Bolivie. En peu de temps, grâce au talent de chaque interprète et à la qualité des airs choisis, le groupe acquière une grande renommée, laquelle s’est immédiatement répandue au-delà des frontières de la Bolivie. Des experts considèrent l’ensemble comme le meilleur groupe folklorique sud-américain en son genre ; en effet, ils connaissent les plus grands succès pendant leurs tournées.

Los Jairas ont donc débuté leur carrière musicale à La Paz au mois de juin 1966. La même année, au Festival national de Folklore de Bolivie qui s’est tenu à Cochabamba, ils sont élus « meilleur groupe » (devant 60 autres concurrents), ce qui leur vaudra bientôt une renommée internationale. En même temps, ils gagnent un prix avec leur chanson « El llanto de mi madre ». Peu après ce festival, leur premier disque paraît sous une marque bolivienne. Vers la fin de l’année 1966, Los Jairas sortent vainqueurs d'un sondage effectué par les stations de radio et la presse bolivienne afin de déterminer le groupe folklorique le plus populaire. Ensuite, après avoir participé au Festival Folklorique Chilien, avec le concours de la chanteuse Violeta Parra, le groupe part pour la première fois en tournée en Amérique du Sud. Durant cette tournée, le groupe se verra décerner entre autres le prix de meilleur groupe folklorique.

En 1968, après une série de concerts à travers la Bolivie, le Chili et le Pérou, Los Jairas enregistrent deux de leurs meilleurs albums : « Bolivia con Los Jairas» et « Yayo Joffré con Los Jairas ». 1969 est une année décisive pour la carrière du groupe : après avoir reçu le disque d’or par la radio bolivienne, les journaux et les maisons de disques, Los Jairas suivent une invitation de la Fondation Patiño qui leur propose de venir jouer à Genève. Avant de partir en tournée à travers la France, la Belgique, l’Allemagne, la Suède et l’Angleterre, ils enregistrent deux de leurs meilleurs albums en Bolivie et en Suisse. Plus tard, ils parcourent l’Asie centrale et l’Union Soviétique et, privilège rarissime, enregistrent un album à Moscou. En 1971, un album portant le titre « La Flauta India de Los Jairas » est lancé en France et dans d’autres pays européens. La réputation internationale toujours croissante du groupe entraîne des critiques toujours plus favorables ainsi que la participation à des Festivals de Folklore d’Orange-Confolens en France (1972) et de Billingham en Angleterre (1973).

Ensuite, le groupe se renouvelle à plusieurs reprises. Yayo Joffré, créateur de l’ensemble s’entoure de nouveaux musiciens. De 1975 à 1978, des tournées en Europe et en Afrique du Sud se succèdent avec un succès considérable. Il participe aussi à de nombreux festivals internationaux, comme ceux de Montreux (Suisse), Arles, Avignon (France), Sidmouth ou encore Billingham (Angleterre). Fin 1980 et début 1981, sortent en Amérique du Sud « Los Jairas, Canto a la vida » et en Europe : « Los Jairas, Charlas – Dialogues » édité par Electromusic. En même temps, le groupe fait une tournée en Amérique du Sud. 1992 est marqué par la sortie du disque « Al pueblo de mis ancestros » qui est suivie d’une série de concerts à travers la Bolivie. A nouveau, la composition du groupe est renouvelée autour de Yayo Joffré. En 1996 sort le dernier disque à ce jour : « Yayo Joffré Los Jairas – 30 años de tradición ». Sur celui-ci, nous retrouvons une version réarrangée de « Llanto de mi madre », un titre qui avait fait découvrir Los Jairas au public 30 ans auparavant.

Sans cesse et partout où il se produit, Yayo Joffré puisera aux sources d’un art populaire dont il découvrira la fantastique universalité. En effet, il y a de surprenantes correspondances, jusque dans leur structure fondamentale, entre la musique bolivienne et la musique chinoise ou la musique africaine. Toutes sont en effet construites – comme d’ailleurs les vieilles mélodies populaires d’Ecosse, du Pays de Galles et d’Angleterre, les thèmes hébraïques ou polynésiens – sur une gamme pentatonique. Les Japonais usent eux aussi d’une autre échelle sonore se référant à cinq sons fondamentaux. Dans tous les cas, la caractéristique de ce type de gamme est l’absence de demi-tons. Des compositeurs européens comme Dvorak pour son « Quatuor en fa majeur » et Puccini dans la partition de son opéra « Turandot » en ont usé pour colorer leurs œuvres d’un certain exotisme.

Yayo Joffré fit d’ailleurs une constatation plus étrange encore, lors d’un festival où se produisait un ensemble hongrois : il retrouva, note pour note et intégralement dans un de leurs morceaux traditionnels, une phase musicale typique d’un vieux thème indien du folklore bolivien !

Ainsi les ethnologues ont-ils remarqué la troublante ressemblance de Bouddha avec Orejona, la Vénus de Tiahuanaco. Tous deux- comme les statues colossales de l’Ile de Pâques – ont les grandes oreilles de la divinité préincaïque et de ses descendants les Ojerones qui s’établirent comme elle sur les rives du lac Titicaca que certaines traditions rattachent au légendaire peuple des Atlantes. D’ailleurs, il y a quelques années, le chercheur soviétique Alexandre Kazantzev déchiffra, gravé sur la Porte du Soleil de Tiahuanaco… un calendrier vénusien !

Quand on sait les fondements et l’usage magiques propres à la musique primitive – d’où ses affinités avec la science mathématique – rien n’interdit d’imaginer que le choix concordant, chez des peuples vivant à des milliers de kilomètres les uns des autres, de systèmes pentatoniques, ait pu à l’origine répondre à des formules tout à fait étrangères à notre conception de l’art musical. Mais beaucoup plus proche de l’emploi qu’on peut atteindre de nos jours par exemple des émetteurs d’ultrasons !

Certes, nous voilà bien loin de Los Jairas. Et leur musique n’a jusqu’ici jamais déplacé les formidables blocs de pierre qui servirent à édifier les constructions colossales de Pachacamac ou de Cuzco. Pourtant, cette communion mystérieuse de l’homme avec les éléments, la matière et la nature, on la retrouve dans la facture des instruments primitifs qui participent intimement à l’essence même de leur musique. C’est sans doute dans cette union étroite qu’il faut rechercher les origines du succès de Los Jairas. L’impact d’une musique authentique venue du fond des âges et parvenue jusqu’à nous en ce début du XXIème siècle sans avoir souffert la moindre altération n’est pas sans rappeler maints secrets toujours inviolés des antiques civilisations solaires dont se réclament les descendants lointains des Incas, porteurs d’une vérité cosmique dont nous ne connaissons encore que quelques jalons épars.

Alors, en nous livrant un peu de la fabuleuse mémoire de leurs ancêtres et de leurs dieux, Los Jairas nous offrent beaucoup plus qu’une musique.